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« Il faut créer tant qu’il fait jour »… petit prélude à quatre mains avec Chopin et Schumann

14/03/2012
« Tu peux m’imaginer, entre les rochers et la mer, dans une cellule d’une immense chartreuse abandonnée… une cellule en forme de grand cercueil, une petite fenêtre donnant sur les orangers, les cyprès du jardin ? » Ces lignes ne sont pas celles d’un mourant, mais le bonheur s’en allait vite face à la mer, ici à Majorque, où Frédéric aurait dû recouvrer la santé. Mais pourquoi douter ? Elle, qui était loin de son Berry natal connaissait le pouvoir de cette île où elle avait déjà séjourné quatre ans auparavant avec Musset. Mais la vie file à petit pas pressés, ce n’est pas le souvenir de Varsovie, ni les été de Nohant, pas plus que cette escapade à Majorque qui empêcheront celui qui a « fait parler à un seul instrument la langue de l’infini » d’attaquer la coda d’une vie trop courte comme une symphonie inachevée, et ce à l’âge de 39 ans. Un romantique ne peut pas vieillir, Chopin montre la voie, Schumann suivra très vite à 46 ans seulement. Et tous deux sont nés en 1810, on aurait pu donc célébrer il y a peu un double bicentenaire en l’honneur de ces deux grands compositeurs du 19e siècle.
Et comble du hasard, à leur naissance, Mendelssohn n’avait qu’un an, et Liszt n’arrivera qu’en 1811 (pour mourir à 46 ans également). En deux ans, les quatre piliers du romantisme musical ont vu le jour.

 

Où il est question de… Napoléon !

En 1807, Napoléon crée le Duché de Varsovie, Etat constitué à partir de territoires pris au royaume de Prusse suite au traité de Tilsit. Le pouvoir en sera confié à Frédéric Auguste 1er de Saxe qui règnera sur ce Duché jusqu’en 1813. Des dizaines de milliers de  Polonais se battront alors au sein des armées de Napoléon. 

Juste avant, le pays vivait sous une Constitution dite « très moderne » pour l’époque, celle du 3 mai 1791. Mais cela ne convenait pas à la Russie qui procéda à un nouveau partage, d’abord en 1793, puis en 1795, et ce malgré les efforts du général Kosciuszko, héros de l’indépendance des Etats-Unis, et de Joseph Poniatowski. Deux familles que l’on retrouve aujourd’hui dans la politique française…

Ce n’est qu’après l’abdication du roi que des patriotes s’enrôlèrent dans l’armée d’Empire avec la légion Dabrowski.

C’est dans ce contexte de troubles et de guerres, que naît le 22 février 1810 à Zelazowa-Wola, à une cinquantaine de kilomètres de Varsovie, Frédéric Chopin. 

Son père, Nicolas Chopin, français et professeur habite avec son épouse, Justine Kryzanowska, le pavillon du palais des Comtes Skarbek. Mais très vite, la famille part pour Varsovie, on ne reviendra au pavillon que durant l’été, pavillon devenu aujourd’hui un musée dédié au compositeur franco-polonais.

Au sortir de la Swietojanska, voici la place du Marché de la vieille ville, à deux pas du Château Royal où fut proclamée cette Constitution de 1791, la deuxième constitution de tous les temps après l’américaine. Le jeune Frédéric se promène souvent dans ce quartier, il connaît cette ville, les palais, les églises, dès l’âge de 8 ans il a commencé à y donner des concerts, il suivra les cours du conservatoire jusqu’en 1827. Mais le temps presse…

En Saxe également

Après la bataille de Iéna, le Royaume de Saxe intègrera la Confédération du Rhin et fournira des troupes aux armées de Napoléon (encore lui !) qui a l’ambition de faire naître des Etats forts, Saxe, Bavière, Wurtemberg, face à la Prusse et l’Autriche. C’est ainsi que Frédéric Auguste III devient Frédéric Auguste 1er de Saxe, celui-là même qui règne sur le Duché de Varsovie.

« Il faut maintenant que l’homme véritable, caché jusqu’ici, entre en scène et montre ce qu’il est ». Robert Schumann a déjà 18 ans et il n’a pas de temps à perdre. Serions-nous allés trop vite ?... En fait, il naît le 8 juin 1810 à Zwickau, ville moyenne du Sud-Ouest de la Saxe, dans l’ex-RDA dirait-on aujourd’hui, une ville où l’on a longtemps fabriqué la célèbre Trabant de l’époque communiste.

En cette année 1810, Thérèse de Saxe, fille du roi Frédéric, devient à son tour reine de Bavière en épousant Louis 1er de Bavière. Une Europe se dessine. 

On ne s’amuse pas tous les jours à Zwickau, pas plus qu’à Leipzig où Robert part étudier le droit. Il va quand même y rencontrer un grand pianiste, Friedrich Wieck, qui entre autres a une fille, Clara, âgée de 9 ans. Après quelques voyages en Suisse et en Italie, le jeune Schumann, qui rêve de devenir concertiste, s’installe chez son professeur et fait ses gammes.

Depuis le Duché de Varsovie et le Royaume de Saxe, le romantisme s’apprête à déferler sur l’Europe…

 

Le message musical

Chopin voulait-il imprégner dans sa musique l’âme des soulèvements héroïques avec cette caractéristique de la nostalgie de la nation ? Rien n’est moins sûr, le slavisme n’est pas avéré sur les lignes de la portée. La petite aristocratie du début du 19e siècle n’avait recouvré qu’une restauration éphémère de la Pologne voulue par Napoléon. Beaucoup devront partir très vite. Ce que fait Frédéric en allant d’abord à Vienne en 1829, puis définitivement en 1830 pour se retrouver à Paris. Il habite au 27 boulevard Poissonnière, et il a déjà traversé la moitié de sa vie.

En ce début de 19e siècle, l’usage du piano se répand dans la société aux dépens d’autres instruments. A titre d’exemple, il y avait neuf classes de violon au Conservatoire de Paris en 1800, il n’en restera que quatre en 1840.

« Il faut maintenant que l’homme véritable, caché jusqu’ici, entre en scène et montre ce qu’il est. » Oui, c’est Schumann qui s’impatiente à 18 ans à peine, Chopin peut reprendre le même thème et le développer allegretto : le 26 février 1832, il donne son premier concert parisien chez le facteur de piano Pleyel. 

Dès son arrivée en France, il fut aidé par Luigi Cherubini, directeur du Conservatoire, et par le pianiste allemand Friedrich Kalkbrenner. Mais c’est le prince polonais Raziwill qui lui ouvrira les salons feutrés et cossus des hôtels particuliers de l’aristocratie française… et polonaise en exil. Le voici désormais logé au 8 de la Chaussée d’Antin.

 

 

La polonité face à l’intimité ou « innigkeit »

« Des canons enfouis sous des fleurs » dira Schumann à propos de la musique de Chopin, et notamment de la « Polonaise Héroïque ». Oui, l’opulence du langage harmonique, la violence cachée, rentrée, les thèmes diatoniques aux phrasés carrés sont peut-être autant de signes d’un exil traumatisant. 

En Saxe, la vie semble plus feutrée, plus coincée dirait-on de nos jours. Pour ce fils de libraire, la musique est aussi un fabuleux exil. Elle aurait également pu devenir un traumatisme. En 1833, une paralysie du majeur droit lui barre définitivement la voie royale des concerts. Robert Schumann déprime, tente même de se suicider. Il lui faudra « se contenter » d’écrire, de la musique certes, et des articles : il crée une gazette et part en guerre contre « les gardiens d’un ordre musical rétrograde et classique. »

Clara, la fille du professeur Wieck est désormais une femme, et une virtuose qui se produit sur les plus grandes scènes. Sera-t-elle le séide de ses ambitions pianistiques ? Quoi qu’il en soit, amoureux depuis longtemps, il l’épouse en 1840 après des années de désespoir, de douleur, et d’espoir… il faut dire que le vieux professeur n’était pas un futur beau-père facile, un jour étant d’accord, le lendemain opposé farouchement à ce mariage. Le couple s’installera à Dresde, puis à Vienne, à Berlin, enfin à Düsseldorf en 1850. 

C’est à l’époque de son mariage que Schumann se liera d’amitié avec Chopin et Liszt, et qu’il avouera admirer Mendelssohn. Un quatuor de romantiques en formation…

Mais les vieux démons ne lâchent pas cet éternel torturé : « Les sons, la musique me tuent en ce moment, je sens que j’en pourrais mourir » écrit-il. Encore la polonité face à l’intimité, Chopin et Schumann ne se ressemblent finalement pas !

 

 

Et voici George !

« Les ravins de l’Indre, de la Vauvre, de la Couarde, du Gourdon et de cent autres moindres ruisseaux nous forcent à mille détours. » Amantine-Aurore-Lucile Dupin, dite George Sand, est bien dans ses racines des terres du Berry. 

A Nohant, dans sa chère vallée Noire peuplée de bosquets, de haies vives, de ravins encaissés et de quelques fantômes, elle se réfugie avec ses amis du moment. Et ils sont nombreux, de Musset à Delacroix, de Liszt à Balzac, à y passer de belles journées d’été dans ce petit château, même s’il faut faire ces « mille détours » pour y parvenir.

La rencontre aura lieu à Paris. Liszt et Marie d’Agoult visitent Chopin, George Sand les accompagne. « Est-ce bien une femme ? J’arrive à en douter ! » Et même si Balzac disait d’elle, avec tendresse, « elle n’est pas aimable, elle est garçon », entre Frédéric et George la lumière généreuse illuminera le bout de chemin qu’ils auront à faire de concert. Il sera donc très vite invité à Nohant : « il fait des choses ravissantes depuis qu’il est ici » avouera Gorge Sand durant l’été 1839. Leur relation se poursuivra jusqu’en 1847.

De mazurkas légères en Marche Funèbre, celui qui n’écrivit quasiment que pour le piano (alors que Schumann a tout fait, piano, lieder, musique de chambre, symphonie, oratorio, concerto…) bouscule les formes convenues, escalade, provoque et tente de vivre pleinement note après note, partition après partition le premier jour du reste de sa vie. Il ne passe pas son temps entre Paris et Nohant, pas plus qu’à Majorque, on le retrouve à Aix-la-Chapelle en compagnie de Mendelssohn, à Dresde, à Genève, à Marienbad… et au bout du bout, le voici en 1848 en Angleterre et en Ecosse. Il y est très bien accueilli, il joue pour la reine Victoria, fait la connaissance de Dickens, et rentre à Paris en novembre. Malade. Très malade. Il ne jouera plus en public. Il meurt un an plus tard, place Vendôme, le 17 octobre 1849 à deux heures du matin, il a 39 ans : « Comme cette terre m’étouffera, je vous conjure de faire ouvrir mon corps pour que je ne sois pas enterré vif » laissera-t-il comme ultime volonté écrite, ayant auparavant fait savoir qu’aucune de ses compositions inachevées ne soit un jour jouée ou publiée, refusant que sous sa responsabilité « se répandent des œuvres indignes du public. »

Frédéric Chopin sera enterré au cimetière du Père-Lachaise, son cœur ira rejoindre l’un des piliers de l’église Sainte-Croix à Varsovie. Le souvenir des Préludes écrits à la Chartreuse de Valldemosa à Majorque restera à jamais gravé dans le cœur de George Sand, à moins qu’il ne s’agisse d’une douce mazurka toute imprégnée du folklore mazovien, un souvenir en appelant un autre : « je suis heureuse de vous dire que j’ai bien compris l’autre jour que vous aviez toujours une folle envie de me faire danser… »

 

Requiem

Schumann écrit. Il écrit pour vivre, pour oublier qu’il ne sera jamais un grand pianiste, et pour ne plus penser à la mort. Mais il y pense, il a de plus en plus d’hallucinations et d’angoisses. 

« Celui qui veut pénétrer la musique de Schumann, et singulièrement son œuvre pour piano, doit affronter beaucoup de littérature, de jeux de lettres et d’esprit, des citations, des allusions, des mythes, sans compter le roman de l’Amour et celui de la Folie, indissociables » nous prévient le compositeur Guy Sacre à propos de Schumann. Quelle compréhension parfaite de celui qui écrivait de la musique pour s’entretenir avec l’au-delà.  « Il faut créer tant qu’il fait jour » répétait-il souvent. Créer avant la nuit, avant la fin définitive. Hallucinations et angoisses accompagneront le crépuscule Schumannien : il se jette dans le Rhin, on le sauve, on le conduit à l’asile d’Endenich. Il n’en ressortira plus. Brahms et le jeune violoniste Joseph Joachim le visiteront parfois. Il meurt à l’asile le 29 juillet 1856. Clara, l’égérie, l’amour passionné, l’inspiratrice, lui survivra quarante ans, et sera l’éditrice de ses œuvres.

 

Et Coda

Une heure de piano de Chopin ou de Schumann en dit plus que des rames de papier noircies au crayon. Musique tantôt folle, tantôt sombre, souvent rêveuse, parfois généreuse et luxuriante, la polonité et l’intimité réunies pour un romantisme en pleine gloire coloré par les mots de Heine, Goethe, Schiller ou Eichendorff, avec cette éternelle vieille histoire d’un homme qui aime une jeune fille qui en aime un autre, plus des pianos dépassés par les excès de la passion, un piano confident pour Schumann alors que Chopin l’écoutait parler, rouler, vibrer.

Cette année 1810 qui vit naître Chopin et Schumann, alors que Napoléon épousait Marie-Louise, que notre Code Pénal était à l’impression et que Bernadotte devenait roi de Suède ? Peut-on encore se souvenir des romantiques ?

 

 

Jean-Yves Curtaud

Photos : 

maison natale de Chopin à Zelazowa-Wola

maison natale de Schumann à Zwickau (photo André Karwath Aka)

 

Les Commentaires

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