Intermédiaire entre Orient et Occident
On peut se perdre à Venise, « c’est même le plus intelligent des passe-temps, celui qui supprime tout but précis, tout programme bêtement didactique, et rend Venise à l’imprévu, qui est le plus grand de ses charmes » écrivit Jean Raspail. Alors perdons-nous et vivons la ville comme un roman, comme une symphonie vivaldienne, avec légèreté, mais sans jamais se moquer des subtilités topographiques, faute de quoi on se perdra à nouveau. De toute façon, on partira une fois sur deux dans une direction opposée à celle qu’on avait choisie !
Cette grande puissance marchande alliée à Byzance dès le 11e siècle et qui sera à son apogée au cours des 13e et 14e siècles, ouvrant même des comptoirs dans toute la Méditerranée, a joué pleinement de sa situation et de son rôle d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident. Epices, soie, vin, produits de luxe, tout est à vendre ou à acheter, la Sérénissime travaillera aussi avec les Croisés en partance pour leur chemin de croix. Ainsi, on a fait négoce avec Constantinople, Corinthe, Thèbes, les plus téméraires iront jusqu’à Pékin, à l’instar de la famille Polo dont l’un des rejetons, Marco, fera parler de lui sur les mers.
500 ans, un double anniversaire
Mais trop de puissance inquiète, puis dérange vraiment. En 1508, le pape Jules II et Maximilien d’Autriche constituent la « Ligue de Cambrai » contre Venise qui, à l’époque, a un allié de poids, le roi Louis XII dit le Père du Peuple. Mais trompé par le pape qui suscita la révolte de Gênes, le roi de France s’embarque dans une guerre sans merci contre Venise en 1509… alors que fourbe comme pas deux, notre Saint Père Jules II pardonnait aux Vénitiens en levant l’excommunication contre la ville dès 1510. Et c’est toute une coalition, Espagne, Angleterre, cantons suisses et Venise qui se retourne alors contre le roi de France et le Saint Empire. Il y a 500 ans.
Et pile 500 ans c’est également l’âge du retable de Saint-Marc que l’on doit à l’une des grandes figures locales, le peintre Titien. Commandé pour commémorer l’épidémie de peste qui frappa Venise cette même année 1510, il montre Saint-Marc entouré de Saint-Côme et Saint-Damien, Saint-Roch et Saint-Sébastien. Le peintre « de la vie universelle » à qui l’on reprochera parfois de regarder l’humanité du haut de son piédestal, posait la première pierre d’un 16e siècle qui serait celui de la renaissance à tous points de vue. Les Lions Ailés, symboles de la ville, apprécieront, les maîtres de la Renaissance vont prendre le pouvoir : Rizzo, Palladio, Gambello… la triomphante Cité qui a connu le succès avec son commerce va devenir une ville d’art et d’esprit. Ainsi, sortent de l’eau les Procuraties Piazza San Marco, succession de cinquante arcs en plein cintre au rez-de-chaussée et fenêtres doubles à l’étage, le palais des Camerlinghi au Rialto, le pendant de San Marco, le pont du Rialto reconstruit en pierre par Da Ponte.
15e et 16e siècles accompagnent également l’âge d’or des peintres, Titien bien sûr, mais aussi Gentile et Giovanni Bellini, Giorgione (décédé en 1510), le Tintoret, Véronèse qui va privilégier l’architecture palladienne en dressant le décor de ses tableaux. Un âge d’or qui marque la suprématie de la couleur face au dessin romain plus austère. Il faut dire que les grands coloristes du clair-obscur et de la lumière travaillaient en « décors naturels ».
La ville aux cinq styles
On dit que les premiers habitants se seraient installés au 10e siècle sur l’île du Rialto qui deviendra le quartier marchand. Ville Etat, république, elle va développer ses institutions dès le 12e siècle pour devenir un modèle en Europe. Ici, si le Doge est élu par des grandes familles, son pouvoir n’est que représentatif. C’est le Grand Conseil, composé de membres des familles nobles, qui a le véritable pouvoir. Ces institutions vont perdurer jusqu’en 1797, jusqu’à l’arrivée de Napoléon : finalement, on n’attendait plus que lui !
Toute cette longue période sera accompagnée par cinq styles architecturaux successifs qui habillèrent et modifièrent l’aspect de la Sérénissime : Byzantin au 12e siècle, représenté par les arcatures et les galeries, Gothique au 13e, peut-être le plus en vue à Venise avec les fenêtres ouvragées et les arcs en ogives que l’on retrouve, entre autres, au palais des Doges et au Ca’d’Oro, puis Renaissance aux 15e et 16e siècles avec un retour aux proportions symétriques pour des édifices plutôt massifs… un 16e siècle qui verra surgir le style palladien (de l’architecte Palladio) d’inspiration romaine, et enfin le Baroque du 17e siècle avec ses ornementations à profusion. Voilà pour le gros œuvre de cette ville bâtie sur 118 petites îles entourées de canaux et où l’on dénombre près de 450 ponts. Une visite s’impose…
Venise ne vous oblige à rien
Un Grand canal de 3,8 kilomètres qui serpente au cœur de la cité, boulevard liquide ou poumon circulatoire bordé de quelque 200 palais édifiés entre le 12e et le 18e siècles, 177 canaux sur 45 kilomètres, plus 145 kilomètres de rues et ruelles, sachez que Venise ne vous oblige à rien, nul besoin d’enfiler une panoplie de romantique ou d’amoureux compassé, elle vous fera sans doute croire qu’elle est perpétuellement en danger car « l’acqua alta » la submerge, mais elle ressuscite à chaque fois car l’action conjointe des marées, des vents, des courants et de l’affaissement du sol n’a pas le pouvoir de faire disparaître ce qui est exceptionnel, une exception sûrement sous la protection des reliques de Saint-Marc ramenées d’Alexandrie par des marchands vénitiens en 828 et aujourd’hui conservées sous le maître-Autel de la Basilique dont l’édification débuta en 1063, et symbole de la plus haute expression du style byzantin-roman qui caractérise l’architecture locale.
A pied et en gondole
En gondole, c’est possible depuis au moins mille ans, et si on en a compté jusqu’à dix mille il n’en reste qu’environ que quatre cents aujourd’hui, en traghetti, grandes gondoles à deux rameurs, en vaporetto, bateau à vapeur apparu au début du 20e siècle, et à pied bien sûr, car il faudra marcher pour découvrir les trésors les plus connus et ces palais anonymes parfois abandonnés à leurs fastes passés.
Mille ans pour les gondoles, à peine plus pour Saint-Marc, le Palais des Doges, le Campanile, et plus de 500 ans pour la Tour de l’Horloge. Donc nous voici Piazza San Marco, là où se trouvent également la bibliothèque Marciana et les fameux cafés de la Piazza, et la Piazzetta donnant sur le môle de la lagune. En fait, il n’y a qu’une place à Venise, la Piazza, les autres n’étant que des Campi, un seul palais, celui des Doges, les autres ne seront « que » des Casa.
Alors, de fondementa en calli, de campi en campielli, le spectacle proposé est permanent, et il vous arrivera peut-être au passage d’un pont, au détour d’une ruelle, d’imaginer Casanova entrant dans cette maison à deux étages de la Calle dei Fabbri pour quelque rendez-vous licencieux, ou pourquoi pas Antonio Vivaldi quittant sa demeure de la Calle del Paradiso avec sous le bras les premières pages d’une Cantate destinée aux orphelines de la Pietà, virtuoses de l’époque. Et là, n’est-ce pas un lointain descendant de Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto, qui remet le pinceau dans l’axe du Pont du Rialto ? Son œuvre ira-t-elle rejoindre celle du maître du 18e siècle à la Galerie nationale de Rome ?
Venise a l’intention de nous mettre de l’extraordinaire au menu quotidien. Laissez-vous faire, vous en reviendrez différent. Différent après avoir admiré ce Ca’d’Oro, splendeur de la Venise du 15e siècle avec ses motifs sculptés rehaussés d’or, et que dire de ce bijou unique que la place Vendôme n’imaginerait même pas posséder : 1300 perles, 300 saphirs, 75 rubis, 300 émeraudes, 80 émaux, un bijou difficile à porter eu égard à ses dimensions de 3,48 mètres sur 1,40 mètre, exemple incroyable de l’orfèvrerie gothique assemblé vers 1345 par Boninsegna, il s’agit bien sûr du « Pala d’Oro » ou retable d’or qui trône à San Marco et où l’on retrouve la famille au complet, le Christ, la Vierge, l’Archange Michel et les douze Prophètes.
Plusieurs visites…
Depuis le cœur historique on partira à la découverte d’autres quartiers, le Cannaregio qui regroupe le tiers de la population de la ville, le Castello, quartier de l’ancienne forteresse, mais pour continuer à pied il faudra trouver l’un des trois ponts qui franchissent le Grand Canal. Rassurez-vous, nous n’oublierons pas de passer par le célèbre Pont des Soupirs qui reliait le palais aux prisons, et de visiter San Giacomo di Rialto, la plus ancienne des 190 églises locales.
Mais le bateau sera ensuite indispensable pour atteindre Murano, la plus grande île de la lagune célèbre pour son art du verre qui était fort prisé dans les cours européennes (Galilée y faisait fabriquer les lentilles de sa lunette !), Burano, Torcello, et bien sûr celle du Lido, face à la ville et qui s’étend sur douze kilomètres de long. Pourquoi pas une halte au Grand Hôtel des Bains évoqué par Thomas Mann dans son livre « Mourir à Venise » ?
Et quand vous en aurez terminé avec Venise et ses îles, il vous restera à attaquer la Vénétie, mais attention le morceau est d’envergure puisque la région va des Dolomites à l’Adriatique, incluant, entre autres, Vérone, Padoue, Vicence, Trévise… et la polenta !
Quatre Saisons chez la Sérénissime
« Je suis la musique, et par les doux accents, je sais apaiser les cœurs tourmentés et enflammer d’amour ou de nobles courroux, même les esprits les plus froids. » La Musique a la parole, elle est l’un des personnages d’Orféo, le premier opéra de Claudio Monteverdi, compositeur vénitien à qui l’on doit une œuvre conséquente de musiques religieuses, et enterré au côté de Titien. Monteverdi aurait inventé l’opéra, Antonio Vivaldi, né à Venise en 1678, suivit l’exemple en signant en 1713, « Ottone in Villa », également un premier opéra. Et la musique avait un rôle, accompagner les fêtes dont la ville s’étourdissait en ce 18e siècle naissant, comme pour oublier un déclin politique inéluctable…
Le « prêtre roux » est en ville
On l’a imaginé plus avant sortant de sa maison Calle del Paradiso. Suivons-le… Nous sommes peut-être au début de l’automne, le temps est frais, la pluie fine lustre le pavé. L’homme qui sort est célèbre en ville, ses musiques sont jouées partout et l’on vient de loin pour les entendre. L’homme est pressé, la pluie va le gêner car il sait qu’elle annonce une crise d’asthme, un resserrement de poitrine disait-on alors. Il est pressé car il doit rejoindre le « Pio Ospedale delle Pietà » où il enseigne la musique aux orphelines et qui possède en son sein l’un des meilleurs orchestres de Venise. Sous son bras, il serre quelques partitions qui seront sans doute jouées ce dimanche. A deux siècles près, il aurait pu croiser à Campo del Tiziano, Titien le peintre s’en allant profiter de bonne chère et de vin.
Comme Monteverdi, Antonio Vivaldi fut maître de chapelle (durant quarante ans), il sera même ordonné prêtre, d’où son surnom, le « prêtre roux », plus célèbre que son nom à Venise. Désigné comme le « Héraut du romantisme musical », Vivaldi composa une grande partie de son œuvre à la Pietà. Il vécut riche, et pourtant mourut dans la pauvreté puis fut enterré dans la fosse commune de l’Hospice de Vienne. Car c’est à Vienne que tout a fini pour celui qui composa 470 concerti et symphonies, plus de 50 opéras (une vingtaine subsiste aujourd’hui), plus de 100 cantates, et que le monde oublia très vite. En 1740, il quitte Venise pour Vienne où l’attend l’empereur Charles VI. Mais celui-ci décède et le musicien se retrouve sans protecteur dans cette ville que tout oppose à Venise.
« Il aurait gagné en un temps plus de 50.000 ducats, mais sa prodigalité désordonnée l’a fait mourir pauvre à Vienne » peut-on lire sur une épitaphe anonyme retrouvée aux archives municipales.
Sa musique restera dans l’oubli jusqu’au 19e siècle avant d’être redécouverte avec celle de Bach. Mais c’est durant la première moitié du 20e siècle que les partitions de Vivaldi reviendront sur les pupitres des grands orchestres, et aujourd’hui, son œuvre « Les Quatre Saisons », composée en 1720, figure parmi les musiques les plus jouées au monde. Quatre Saisons qui font penser à des tableaux de Breughel où l’on regarde des gens simples, des paysans vivant au rythme des saisons, des moissons aux lacs gelés, quand bonheur et misère ne voulaient rien dire. On appelait ça la vie.
La ville des arts
Les cinq styles architecturaux, les grands maîtres de la peinture, les musiciens célèbres et toujours joués au 21e siècle, Vivaldi, Monteverdi, Gabrieli, Scarlatti, et on ne peut quitter cette scène où le théâtre est aussi dans la rue avec son décor dressé en permanence sans noter la présence du plus grand auteur dramatique italien, Carlo Goldoni.
Le 18e siècle évoqué avec Vivaldi s’achèvera avec la construction du merveilleux théâtre de la Fenice en 1792, il fera place aux années silencieuses. Au 19e siècle, Venise s’endort, on la visite « par obligation », George Sand et Musset y viendront ensemble en 1823, mais les grandes fêtes ont disparu, les palais s’ennuient et s’enfoncent, serait-ce bientôt « Mort à Venise » façon Thomas Mann ?
Que reste-t-il désormais de « l’amour sacré et l’amour profane » que Titien figea en 1514, de la Grande Renaissance Vénitienne, des épices et denrées d’Orient que les marchands ramenaient, des Ospedali qui dispensaient un enseignement musical aux orphelines et organisaient des concerts renommés, ou de ce grand air de flûte introduit par Vivaldi en 1727 dans son opéra « Orlando Furioso » ?
« Des magasins de souvenirs ordinaires tristement répétitifs et des mangeoires à touristes où l’absence totale de clients vénitiens signale la mauvaise qualité de la cuisine », pour reprendre une phrase de l’écrivain Jean Raspail que nous citions en introduction. Ne soyons pas amers, même si la vie historique de Venise est terminée, au moins goûtons avec délicatesse et intelligence aux plaisirs démodés (c’est du moins ce que nos médias culturels pensent !) du Tintoret, de Palladio et autres artistes des murs, des couleurs et des sept notes. C’est déjà un beau programme…
LE CHRONIQUEUR
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