Lorsque le réveil sonna à 7 heures ce dimanche 23 avril 1995, Régis Lachane, contrairement aux autres matins de semaine et de travail, s’offrit quelques minutes de rêve éveillé. Attention, pas une grâce matinée ordinaire et dominicale, non ! Car cette journée méritait qu’on lui consacrât davantage, une sorte de respect collectif, et le rêve, celui qui mêle étroitement les souvenirs à tout ce qui reste à faire, seyait à merveille à ce 23 avril, jour de la Saint-Georges : « C’est une double commémoration » se dit Régis en songeant à ce grand Président qui lui aussi s’appelait Georges et restait indissociable de l’histoire nationale de cette seconde moitié de siècle.
Régis Lachane a 42 ans, il est marié et père de trois enfants. Il habite un trois pièces dans une HLM de l’Etoile-sur-Chelle, une ville nouvelle née au début des années soixante à environ une trentaine de kilomètres de Paris.
Certes, ce logement n’est pas Versailles, désormais transformé en musée à la gloire du peuple libéré, mais ce n’est pas non plus un galetas. Ce nouvel appartement dans lequel il a emménagé voici déjà quatre ans, n’est sans aucune mesure comparable à celui qu’il occupait depuis son mariage. Après des années d’attente, il peut aujourd’hui profiter du confort de ses 52 m². Par exemple, depuis 1985, tous les logements mis à la disposition par la Commune sont équipés d’une véritable salle de bains. Et dans chaque immeuble, il y a le téléphone dans l’appartement du responsable d’îlot. C’est pratique le téléphone.
Régis est ouvrier. Tourneur à la SICOTEX, une entreprise qui fabrique des outils pour l’industrie automobile. Mais lui ne voit jamais les autos qui sortent des chaînes. Pourtant, Régis est un passionné de voitures, depuis son plus jeune âge, il collectionne les photos, les livres, les miniatures. Il connaît tout sur le sujet : les moteurs, les carrosseries, les différents modèles… Bien sûr, il aimerait en posséder une, comme son père qui a touché la sienne à l’âge de 58 ans : quel souvenir lorsqu’il revint de la centrale d’achat avec sa CITRA (marque née de la fusion en 1948 de Citroën et Tatra). Tout l’immeuble était dans la rue ! Si la patience est une vertu chère à Régis, néanmoins il aimerait ne pas avoir à attendre la fin de la cinquantaine pour posséder sa première auto.
Mais c’est vrai, il y a d’autres priorités, notamment assurer la réalisation des objectifs définis par les Comités de Gestion : « Le Plan quinquennal est l’étoile qui guide le patriote », comment oublier, cette phrase est au fronton de son usine ?
Ce 23 avril est un très grand jour de fête. C’est sûr. Mais cela n’empêche pas le café d’être toujours aussi mauvais. Et il s’est encore brûlé en versant l’eau chaude dans ce sacré filtre en métal…
7h30. Jamais de retard. A 7h30 précises, les haut-parleurs installés dans les rues réveillent les retardataires, la voix du speaker annonce les heures et lieux des rassemblements de cette journée anniversaire, puis laisse la place à des musiques folkloriques. Parfois, certains rouspètent dans la cité à cause du bruit. Mais vous savez, on s’habitue à tout…
Avant de rejoindre la Place de la Victoire où se dérouleront les cérémonies, Régis devra passer par le Local du Quartier. Le Local, c’est un peu un second chez-soi pour tous les habitants. Ici, on trouve les livres, les journaux, des informations pratiques pour la vie de tous les jours, et c’est au Local que chaque famille trouvera conseil auprès du Commissaire social, le seul interlocuteur officiel du quartier. Par exemple, c’est lui qui gère les achats importants des habitants, selon bien sûr les disponibilités du moment : meubles, télévisions, frigidaires, automobiles… et comme dit Roger, le voisin de palier de Régis, « il vaut mieux être dans ses petits papiers ! » ce que d’ailleurs Régis a pu vérifier lorsqu’il a déposé, il y a cinq ans, son projet de vacances à l’étranger : huit jours dans un camping dans le Piémont. Sans les deux bouteilles d’un très mauvais Cognac et une paire de « Mike » (une imitation de chaussures de sport vendues au marché noir) pour le fils du Commissaire social, il attendrait encore l’autocar pour l’Italie !
Bref, Régis passe donc par le Local parce que c’est lui qui portera aujourd’hui le drapeau de sa Classe lors de la commémo. Cet honneur suprême est réservé aux ouvriers membres du Mouvement des Masses les plus méritants de l’année. Et pour Régis, porter les couleurs de l’espoir national à l’occasion du 50e anniversaire, on ne pouvait rêver mieux. A part bien sûr, toucher enfin les clés d’une rutilante CITRA familiale, rouge, 4 portes et 3 cylindres.
Mais ne devenons pas matérialiste en un si beau jour…
Et quel jour ! Les haut-parleurs le répètent depuis des semaines : on attend aujourd’hui des délégations ouvrières de toute l’Union des Républiques Européennes, d’Italie, d’Espagne, de Grèce, de Yougoslavie, Pologne, Belgique… bien sûr les Allemands et les Autrichiens seront absents car encore sous le coup de la grande exclusion centenaire pour indignité. Mais quelle fête !
Et quelle chance se dit Régis de pouvoir vivre un tel événement : il y a cinquante ans aujourd’hui, l’Armée Rouge entrait dans Paris pour délivrer la France de la racaille bourgeoise qui s’apprêtait à piller la nation après l’avoir trahie.
A 8h30, Régis arrive Place de la Victoire où se dressent les statues géantes des grands Présidents de la RDPF (République Démocratique et Populaire Française) qui se sont succédé depuis ce 23 avril 1945 : Maurice Thorez, Jacques Duclos et Georges Marchais.
Sûrement, ça va être une belle fête !
Jean-Yves Curtaud
LE CHRONIQUEUR
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