« Nous allons être très malheureux… »
Jean Anouilh a immortalisé la rencontre entre Orphée et Eurydice avec ce dialogue quelque peu surréaliste mais qui va très vite nous concerner. A la question d’Orphée à propos de l’avenir, Eurydice explique que « nous allons être très malheureux ». « Quel bonheur ! » sera la réponse d’Orphée !
Oui, nous allons être très malheureux parce que nous avons voulu lisser à l’extrême cette société où l’important n’aura été, finalement et ce depuis une trentaine d’années, que de cumuler des droits et des acquis tout en rapetissant nos vies afin de les mettre au niveau de la jauge officielle, celle d’une citoyenneté fourre-tout qui nous a bernés en nous prenant pour des quiches… citoyennes.
Oui, nous allons être très malheureux au sein d’une société pensée et voulue autour d’un Etat Protecteur qui n’a plus les moyens de protéger les plus faibles et les plus démunis, souvent d’ailleurs parce qu’il a lui-même institutionnalisé ces derniers en victimes expiatoires à vie.
En créant couche après couche des agences et des services financés par le contribuable et les entreprises, tant au niveau national que dans les collectivités, l’Etat a démuni la France marchande, celle qui crée, qui fabrique, qui vend et qui donc apporte la richesse nécessaire à son propre financement, l’Etat a fragilisé et démoralisé le monde de l’entreprise au détriment du bien-être social et économique de ses agents qui, désormais, bénéficient des meilleures conditions de travail, de rémunérations et de pensions. Les agents de l’Etat sont aussi puissants qu’une « Armée Rouge » arc-boutée sur ses prérogatives, et pas question de leur ôter 1/10.000ème de leurs avantages sans prendre le risque de bloquer le pays et ses institutions. Par contre, pas de problème si le corollaire de cette lâcheté implique de mettre en cause 100% des prérogatives des salariés du privé, c'est-à-dire tout simplement leur emploi. On mettra ça sur le dos de la crise et des louches de caviar ingurgitées par l’ancien Président au Fouquet’s.
Oui, nous allons être très malheureux car nous n’aurons plus jamais de croissance pour assurer le minimum vital du pays, non pas pour gagner de l’argent et investir, juste pour faire tourner la boutique et pas davantage ! Avec une croissance en berne c’est le chômage qui prolifère, et avec un chômage en hausse plus question de croissance. C’est comme vous voulez, du nœud gordien à la basique affaire de l’œuf ou de la poule, mais le constat est le même, rien ne changera sans tout changer !
« La fatalité, c’est la politique »
Les escroqueries intellectuelles du genre « le changement c’est maintenant » ou « voici le retour de l’Etat » ne feront qu’aggraver cette situation car elles sont autant de mensonges qui permettent, d’abord de gagner les élections, puis de gagner du temps en attendant les prochaines élections.
Es-ce que les électeurs du « changement c’est maintenant » se posent la question de savoir comment, moins de six mois après le scrutin, les opérateurs du dit changement peuvent se retrouver massivement dans la rue afin de manifester leur mécontentement avec moult menaces perpétrées contre ce pouvoir qu’ils ont contribué à installer ? Serions-nous donc les gens les plus stupides de la planète ?
« La fatalité ça n’existe pas, la fatalité c’est la politique » dit un jour Napoléon. Pouvons-nous ajouter que les causes de cette fatalité viennent également du personnel politique ? Un personnel souvent issu de ce monde protégé qu’est celui de la haute fonction publique, là où l’on continue à gravir les échelons qui mèneront à une pension dorée, même lorsqu’on aura été absent du bureau durant trente années. Demandez à Chirac et à ses coreligionnaires de la Cour des Comptes et autres grandes institutions de prestige comme on dit… Pas étonnant que la France du refus qui nous fait basculer de Charybde en Scylla soit devenue la seule alternative aux maux qui nous frappent : que faire entre un avenir aléatoire et un sacrifice calculé ?
Pourtant…
Il suffirait de mettre le nez à la fenêtre pour constater que dans le monde tel qu’il s’est transformé avec le nouveau millénaire arrivant, nous ne pouvons plus accepter de dépenser 56% de la richesse produite en France juste pour payer la dépense publique, et 33% de ce même PIB pour la seule protection sociale (deux records mondiaux que personne ne songe à nous contester !).
Comprenons enfin que cette crise économique est avant tout une crise de civilisation, car le délitement de la société française (mais aussi occidentale) n’est pas étranger à cette crise morale profonde qui touche toutes les couches sociales.
Oui, nous n’avons pas encore compris que le monde a changé avec l’émergence réelle de ces pays dits émergents, et que notre refus d’admettre que nous n’avons aucun moyen d’intervention vis-à-vis de cette évidence va nous entraîner bien plus bas que nous ne l’imaginons aujourd’hui. L’explosion démographique nous a pété au nez, l’humanité est désormais confrontée à une sorte de promiscuité que nous jugeons intolérable et qui génère une sensation de peur qui nous était totalement inconnue jusqu’alors. Nous avons peur de l’autre, peur de l’avenir, peur de la guerre lorsqu’une grenade explose à cinq mille kilomètres de notre pavillon, peur de la précarité, peur de la maladie alors que nous n’avons jamais été aussi bien soignés et protégés. Et bien sûr, nous avons peur de perdre notre travail, c’est pourquoi un job, même mal payé, dans un service public prend des allures de Graal comme le bulletin de salaire deviendra la Sainte Image. Mais c’est justement ce Graal bidon, subliminal, qui nous emmène vers l’abîme, et ce plus sûrement qu’une promesse électorale.
Finalement, les Trente Glorieuses de 50 à 70 auront laissé la place aux Trente Honteuses de 80 à 2012, ces trente années qui ont permis aux baby-boomers de l’après-guerre de capitaliser comme jamais l’être humain ne l’aura fait depuis deux mille ans, capitaliser jusqu’à la culture intensive de l’égoïsme et du nombrilisme. Même ceux qui ont « glandé » dans un bureau climatisé avec un gros salaire veulent aujourd’hui plier les gaules à 60 ans pour « enfin vivre » (comme ils disent) entre Martinique et Maldives au moins cinq fois dans l’année. Après eux le déluge !
Réforme ou renaissance ?
Il aura fallu cent ans pour que la planète gagne un milliard de Terriens entre 1800 et 1900, puis trente ans pour un autre milliard, puis quinze ans, puis neuf ans, le prochain milliard sera atteint en cinq ans. A eux seuls, la Chine et l’Inde vont totaliser trois milliards d’habitants. Il faut être technocrate à l’échelon 72 ou adhérent d’une officine d’extrême gauche pour ne pas comprendre que plus rien ne sera comme avant… avant l’an 2000 pour faire court.
Est-ce que nous serons en France les derniers à nous réveiller alors qu’il sera déjà bien trop tard ? Réforme ou renaissance qu’importe, l’urgence extrême est, non pas au changement, mais au bouleversement des attitudes, des mentalités, donc des habitudes. L’heure n’est pas aux promesses de distributions d’allocations nouvelles et de loisirs bien mérités, mais au renforcement de notre capacité à tenir les digues qui peuvent encore nous protéger.
Lorsqu’un Président annonce qu’il fera ce pourquoi il a été élu, rappelons-lui que les votes blancs furent plus importants que l’écart comptable qui le séparait de son challenger à l’arrivée. Le décalage entre les résultats électoraux et l’état réel de l’opinion devrait interdire toute assurance arrogante car la prochaine fois, eu égard à la rapidité phénoménale de l’expansion de la crise, le débat pourrait consister à mettre le curseur à un ou deux millions de fonctionnaires à conduire vers une sortie honorable, comme les Canadiens ont été contraints de le faire il y a quelques années. Une sortie négociée, préparée, accompagnée de formations efficientes pour un changement de carrière vers le secteur privé. Ceux qui ont choisi cette politique, au Canada et aux Pays Bas par exemple, ont réussi à relancer leur compétitivité.
Appelons cela réforme ou renaissance, là n’est pas l’essentiel, mais soyons conscients qu’il n’y aura plus jamais de croissance sans passer par un choix courageux de ce genre. On ne fera pas d’économies réelles autrement, le reste n’est que billevesées destinées à nous beurrer la gaufrette.
C’est l’Etat qui ruine le pays, pas la Chine, pas PSA qui ferme une usine, pas Monsieur Lakshmi Mittal qui s’en va, c’est l’Etat, donc le citoyen qui, demande après demande, exigence après exigence, acquis après acquis, nous enfonce vers cet abîme qui prend de plus en plus des allures de fin de civilisation.
Mais après tout, voilà qui peut satisfaire ceux qui militent depuis des décennies pour la disparition de cette civilisation occidentale qui a aujourd’hui honte de son ombre, de son passé et de tout ce qu’elle a fait pour le progrès de l’humanité. Après tout, aller nettoyer les chiottes d’un bourgeois de Pékin… c’est toujours un job !
Jean-Yves Curtaud
LE CHRONIQUEUR
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