Le temps, l’argent et les hommes
« Si minuscule demeure la face visible de la Chine, par rapport à la face invisible. La Chine d’aujourd’hui ne prend son sens que si on la met en perspective avec la Chine d’hier. » Ces mots d’Alain Peyrefitte pouvaient faire sourire au début des années 70, ils n’amusent plus personne désormais. Car la « face invisible » nous apparaît chaque jour plus expansible, dévoreuse, faramineuse, et sans cesse à la recherche d’encore plus de pitance afin de rassasier un milliard et trois cents millions d’autochtones. Pour mémoire, rappelons que le pays ne comptait qu’environ 100 millions d’habitants au 19e siècle, alors que l’Europe frôlait les 400 millions d’âmes en 1900. « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera… »
La révolution ne fait pas relâche
« La Chine est un pays à part : trop grand pour qu’on l’ignore, trop autoritaire pour qu’on le courtise, difficile à influencer, et d’une fierté extrême » écrivit Madeleine Albright, secrétaire d’Etat de Bill Clinton. Et c’est ce qui nous perdra car nous ne voulons pas l’admettre : il ne s’agit plus d’un vague (voire sérieux) problème politique genre guerre froide que l’on réglait à coup de dissuasion nucléaire, ou économique pour cause d’échanges commerciaux en déséquilibre, nous avons affaire à une situation que nous n’avons jamais eu à gérer nous autres occidentaux : un péril démographique. Le mot péril vous paraît démesuré ? C’est votre avis, je le garde. Et prouvez-moi que j’ai tort.
Avant même que les hostilités ne soient officiellement déclarées, nous comptons déjà nos pertes, des centaines de milliers d’emplois massacrés uniquement en France où d’ici à dix ans on ne fabriquera plus rien parce qu’on ne peut plus lutter face à un « ennemi » qui n’utilise pas les mêmes règles de combat. Des centaines de milliers d’emplois délocalisés au seul profit des travailleurs chinois prêts à faire la même chose pour vingt fois moins d’argent que nous. Et ce n’est que le début.
Nous pleurons sur les deux millions d’emplois perdus dans l’industrie depuis les années 80, soit un tiers de ceux-ci, mais après les usines ce sont les services que l’on délocalise, tant et si bien que d’ici à 2020, il ne restera que deux activités en France : les fonctionnaires et les salariés du tourisme. Nous serons alors quasiment un pays potentiellement émergent.
C’est bien la phase la plus moderne de la révolution chinoise, celle du rouleau compresseur. Et nous n’avons même plus envie de nous défendre puisque nous laissons partir notre savoir-faire et laissons tout entrer, y compris des chaussures à 3 euros la paire, les jouets les plus dangereux, et bientôt des automobiles qu’on nous proposera à 3.000 euros et que nous achèterons tout en gémissant de regrets après la vente de nos fleurons Renault et PSA à des consortiums chinois. Car là encore il faut être réaliste, nos constructeurs ne pourront perdre chaque année deux à trois milliards. Et qui a le cash, plus de 2.000 milliards de dollars ?...
Quatre mille ans et un retour gagnant
Quatre mille ans de culture dit-on, mais un gros coup de moins bien lorsque le monde occidental passait à l’industrialisation et à la prospérité. Les 19e et 20e siècles furent ceux de l’Europe et de l’Amérique du Nord, le reste du monde n’avait qu’à émerger. Même pas grave ! Deux guerres mondiales plus loin, la Chine se rappelait au monde, en 1949, avec la prise de pouvoir des communistes et la proclamation de la République Populaire de Chine. C’est toujours plus facile sur des ruines ou sur le néant. Mao Zedong allait mettre en place une colossale entreprise de collectivisation, sans oublier de mettre au pli le Tibet voisin, histoire de montrer sa force.
Cette collectivisation visera en premier les propriétaires fonciers, on évoque 1,5 million de morts, sans doute des récalcitrants ! Tout ne fut pas rose ou rouge, l’échec du « grand bond en avant » de la fin des années 50 amènera pire, la « Révolution Culturelle », accompagnée là encore de son cortège de millions de morts.
Vue d’ici, chez nous les nantis, cette Révolution Culturelle suscitera beaucoup d’enthousiasme chez nos intellectuels, ceux qui ont une tête mais pas de cœur. On se prenait à rêver d’un Mao qui remplacerait le vieux dictateur qui nous gouvernait, Charles de Gaulle.
Année après année, la Chine fera de plus en plus parler d’elle, on la visitera officiellement, on la respectera davantage à partir de son accession à la bombe atomique en 1964, elle entrera aux Nations Unies et rejoindra même l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), mais il faudra quand même attendre 2001, après l’accord signé avec les Etats-Unis sur les relations commerciales bilatérales… qui n’ont de bilatérales que ce que les Chinois sont disposés à accorder.
Mais bon, pour les affaires intérieures nous ne fumes guère exigeants, y compris après le massacre de la place Tien-Anmen au printemps 1989 dirigé par un certain Deng Xiaoping, celui-là même qui, peu avant, avait voulu transformer l’économie centralisée en l’ouvrant à la libre entreprise et à l’investissement étranger. La Chine découvrait la croissance à côté d’un service public à l’agonie, des millions de Chinois sortirent de la grande pauvreté.
Certes il y eut le prix du sang, les libertés tuées, la chasse aux intellectuels, mais la « libération » permettait d’améliorer le sort des paysans et des ouvriers, jeunes et vieux. Ce fut le début du retour gagnant.
Dans son ouvrage, en 1973, Alain Peyrefitte se montrait un brin séduit par certaines réalisations du Grand Timonier : « Mao Zedong n’entraîne les masses que vers des projets dont elles ont déjà prouvé qu’ils étaient réalisables et souhaitables. »
Comme quoi le communisme mène à tout, il suffit d’en sortir.
Après la chute du Mur
Lors de la chute du Mur de Berlin et de l’ouverture totale entre Est et Ouest, la Chine a vu une menace là où nous pensions promesses de changements démocratiques. De fait, le pouvoir qui se disait encore communiste (et qui n’est qu’une dictature) craignait que sa survie ne fût menacée par l’intégration à l’économie mondiale. Quel dilemme : faire prospérer les conditions de vie d’un peuple tout en sachant qu’en le rendant plus riche, donc plus libre, il risque un jour d’en demander davantage : et pourquoi pas des élections libres et une vraie démocratie ?
Et là encore, tout est allé vite, très vite, plus vite que prévu. Il y a dix ans, le Président Tiang évoquait « la Nation moyennement développée pour dans un demi-siècle ». On est allé un peu plus vite. Et en intégrant l’OMC, la Chine a ouvert au public la « Maison de Mao », les entreprises d’Etat, la planification centralisée et bureaucratique, les communautés agricoles immenses et rarement efficaces.
A cette époque, l’agriculture et la pêche représentaient 60% de la population active. Une époque tellement ancienne vue d’aujourd’hui quand on sait que d’ici à cinq ans, la Chine sera le premier producteur mondial de biens manufacturés. Des biens qu’il faudra vendre, aux Chinois certes, mais aussi au reste du monde pour faire des devises, notamment aux pays émergents où la demande est forte en la matière, des pays pas trop regardants sur la qualité et les moyens de production. Et dont nous faisons aussi partie en commercialisant ces fameuses chaussures à 3 euros, même si le dumping (illégal) permet d’envahir l’Europe de produits vendus à un coût inférieur à celui du marché intérieur chinois. Bien sûr, les politiques grognent, menacent, mais ne font pas grand-chose car il y a toujours un TGV ou une centrale à leur fourguer. Et on croit s’en tirer au meilleur compte !
Que des déficits
En 2007, Jean Arthuis, Président de la commission des finances du Sénat, se montrait inquiet du déficit commercial avec la Chine sur les six premiers mois de l’année, période au cours de laquelle nous avions importé pour 15,4 milliards d’euros de biens contre 5 milliards d’exportations : « J’ai le sentiment – disait-il alors – qu’on doit créer plus d’emplois en Chine qu’en France avec les 4,2 milliards d’euros versés au titre de la prime pour l’emploi, qui a pour effet de pousser la consommation des ménages, et donc les importations de biens de consommation. » Il n’y a rien à ajouter, tout est résumé dans cette phrase : les grands pays industrialisés ont passé les dix dernières années à subventionner l’émergence d’une classe moyenne chinoise (100 millions de plus en 2009 !) en fermant leurs outils de production et en achetant massivement des biens venus de Chine, sous prétexte de leurs faibles coûts une fois en rayons. Mais lorsqu’on fera le vrai calcul de ce « bon prix », on s’apercevra, mais trop tard, qu’il nous aura coûté la peau des fesses… et le reste.
Concrètement, la balance commerciale de la Chine explose à partir de 2005, passant de 51 milliards de dollars d’excédent à 115 milliards en un an, pour atteindre 307 milliards en 2007, et on annonce 383 milliards en 2010 (le dernier déficit remonte à 1993). Rappelons que la balance commerciale est la différence entre les exportations et les importations de biens et de services. Seule l’Allemagne, avec ses 244 milliards de dollars d’excédent l’an passé, peut encore rivaliser. Mais, contrairement à nous, notre voisin germanique dispose encore d’un important secteur manufacturier.
Nous voici d’ailleurs pile face au problème des relations commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, cette dernière bénéficiant d’une balance favorable d’un montant colossal. En clair, voilà pourquoi il est aujourd’hui demandé à la Chine de réévaluer sa monnaie le Yuan Renbinbi. Mais comme avec la crise la demande mondiale est moins avide, d’où un taux de croissance des exportations à la baisse alors que les importations augmentent eu égard à la demande des ménages disposant de cash , cette réévaluation du Yuan ne semble pas d’actualité.
Enfin, soulignons également que les relations deviennent tendues avec l’Union Européenne qui, fin décembre, a pris des mesures anti-dumping vis-à-vis de la Chine, mesures qui ont immédiatement été suivies d’une nouvelle taxe (de 24%) sur les importations de clous et boulons en acier en provenance d’Europe.
On le sait, la Chine est la première cause du déficit de la balance commerciale française. Après 2,95 milliards d’euros de déficit en décembre, janvier s’est terminé à - 4,54 milliards. Un déficit que l’on tente de minimiser en évoquant le chiffre d’affaires des entreprises françaises en Chine qui créent beaucoup d’emplois… en Chine. Et on en revient à la remarque de Jean Arthuis.
A titre indicatif, les investissements étrangers en Chine ont progressé de + 7,7% en un an, et pour le seul mois de janvier 2010, on a dénombré 1.866 entreprises à capitaux étrangers supplémentaires, dont près de 50% vers le seul secteur manufacturier. Et comme nous voulons nous montrer sympathiques et coopérants, nous cédons même une part de nos voix au FMI aux pays émergents… dont la Chine.
Premier consommateur…et pollueur
Fabuleux marché a-t-on coutume de dire, mais à quel prix ? Pour le seul mois de février, la consommation d’électricité a progressé de 30%, de quoi justifier une production effrénée : la Chine met en service une nouvelle centrale thermique au charbon chaque jour. Et ce ne sont pas les centrales éoliennes implantées dans le désert de Gobi qui adouciront la note de la pollution. En fait, calquer la révolution industrielle de la Chine sur ce qui s’est fait en Europe il y a 100 ou 150 ans n’est pas tenable : 1,3 milliard d’habitants, déjà aujourd’hui le premier émetteur de CO², responsable de la moitié de la pollution de la planète… la cote d’alerte aura été dépassée en peu de temps, on imagine la suite lorsque le pays totalisera deux ou trois fois plus de citoyens « labellisés » classe moyenne, en gros d’ici à deux ou trois ans.
D’après des études (chinoises), les effets de cette croissance tueraient environ 300.000 personnes chaque année, notamment à cause de l’utilisation du charbon comme combustible principal (75%) avec ses rejets nuisibles en dioxydes de soufre, d’azote et autres particules. « Les problèmes environnementaux de la Chine, qui vont de la pollution atmosphérique à celle de l’air intérieur, de la contamination à la pénurie de l’eau, en passant par la désertification et la dégradation des sols, sont devenus plus prononcés et exposent la population à de graves risques sanitaires » explique le professeur Haidong Kan de l’Université Fudan à Shanghaï.
Vous avez dit pollution ? L’eau du quart des principaux fleuves et rivières ne devrait même pas servir à irriguer, les deux tiers des paysans n’ont pas accès à l’eau courante, les sols sont « riches » en plomb, mercure, chrome, cadmium et arsenic, mais la Chine marque des points en mettant en avant les efforts considérables réalisés… à Dongtan près de Shanghaï, première ville dite écolo ! Mais côté réalité, cuisine et chauffage de toutes les autres villes et villages mettent en scène le bon vieux charbon et quelques autres combustibles solides.
Et que dirons-nous, lorsque 70 à 80% de la pollution de la planète proviendront du même pays ? Rien, nous continuerons à battre notre coulpe en interdisant aux Français de rouler, de se chauffer, de s’éclairer. D’ailleurs, à ce rythme, comme la Chine va récupérer 90% des ressources naturelles de la planète, nous n’aurons plus rien pour rouler, pour nous chauffer, pour nous éclairer… puisque d’ici là, faites confiance à nos politiques, les centrales nucléaires seront fermées à jamais, question d’alliance politique pour arriver au pouvoir.
La théorie des dominos
D’ailleurs, nous aurons des centrales nucléaires tant que nous aurons de l’uranium. Ce qui vient de se passer au Niger n’a pas dû vous échapper. Le Président au pouvoir était en train de négocier la vente de l’uranium, dont son pays est le deuxième producteur mondial, à la Chine. Aurait-on aidé à le « détrôner » ?
Il y a un peu plus d’un an, le Président de Madagascar, Marc Ravalomanana, s’apprête à signer un contrat d’exclusivité avec la Chine sur les mines de fer. Quelques semaines plus tard, il est renversé par un coup d’Etat. Deux exemples significatifs qui démontrent que rien ne pourra arrêter cette logique implacable : en une génération, un pays de 1,3 milliard d’habitants va accéder à un environnement économique que 500 millions d’Européens ont mis plus d’un siècle à bâtir. Voilà pourquoi la Chine est en passe de mettre la main sur l’Afrique, sans état d’âme, comme elle se place au Moyen-Orient et comme elle s’infiltre au sein de nos économies devenues bancales parce que nous n’avons pas su réfréner nos envies et nos besoins hors de prix.
Bien sûr, tout le monde sur place n’a pas encore atteint le statut de « classe moyenne », on peut dire qu’il y a actuellement trois populations : ceux qui ont accès à la modernité et qui habitent principalement dans les grandes agglomérations (et ça fait quand même du monde !), ceux qui vivent encore comme en 1950, et ceux qui, dans les campagnes profondes, font toujours partie du 19e siècle.
Mais chaque fois que de nouvelles masses accèdent au pouvoir d’achat, pouvoir de consommer, la secousse sismique est ressentie jusque chez nous. Et il y a du monde au portillon, des centaines de millions de Chinois qui vont bientôt changer de statut social.
1,3 milliard d’habitants répartis sur 9,5 millions de km² (dont 10% de terres cultivées), 5.500 Km du Nord au Sud et 6.300 km d’Est en Ouest, 13 pays frontaliers, 18.000 km de façade maritime, notre Europe des 27 a l’air d’une province face à ce gigantisme asiatique.
Fin 2008, l’endettement public de la Chine représentait 21% du PIB. A la même période, le même endettement public brut moyen des pays de l’OCDE était quasiment à 100% du PIB. C’est à dire très peu de marge de manœuvre pour faire face à cette machine de guerre qu’est l’économie chinoise. Aucune ? Pas vraiment, car nous avons su trouver des centaines de milliards pour sauver notre système bancaire et capitaliste… afin que nos économies puissent continuer à acheter massivement, entre autres, les produits chinois manufacturés. Comme disait Staline en parlant des Occidentaux, « ils paieront même la corde pour les pendre ! » Il avait peut-être tort alors, mais nous sommes quand même en train de payer la balle avec laquelle « on » nous exécutera.
La Chine s’est éveillée, alors tremblons !
L’exception automobile
Pour combien de temps encore ? C’est la crise dans le monde, en 2009 les exportations d’automobiles chinoises ont chuté de 46% avec quand même 369.600 unités vendues sur la planète, mais contre 420.800 autos importées (+ 3%).
En 2009, le marché automobile chinois a enregistré un nouveau record avec 13,6 millions de ventes, et pour le seul mois de janvier la production et la vente ont doublé par rapport à janvier 2009 (1,6 million d’unités). Aujourd’hui, un Chinois sur six sait conduire, ils ont été 19 millions à obtenir leur permis l’an passé, et la seule ville de Pékin compte quelque 4 millions de voitures en ses murs.
Et tout le monde s’intéresse à ce marché. On sait que Volkswagen (qui espère doubler ses ventes d’ici à 2018) et Citroën sont implantés sur place depuis longtemps, Audi vient de créer une usine de montage, Renault et Nissan prévoient de commercialiser une auto électrique en 2012… mais nos marchés intéressent également les constructeurs chinois. Ainsi, Geely vient de délocaliser une partie de sa production au Caucase, Baic a bien failli racheter la marque Opel afin de s’implanter en Europe, sans oublier les capitaux chinois qui visent de grandes marques occidentales.
Quelques dates repères
1949 : prise de pouvoir des communistes
1950 : Tchang Kaï-Check est Président de la République
1956 : guerre ethnique contre le Tibet
1964 : première bombe atomique
Années 60 : révolution Culturelle sous l’impulsion de Mao
1976 : mort de Mao Zedong et de Chou en-Laï
1987 : Lipeng chef du gouvernement
1989 : massacre place Tien Anmen
1993 : Tiang Zemin Président de la République
1997 : mort de Deng Xiaoping
1997 : rétrocession de Hong-Kong à la Chine
1999 : rétrocession de Macao à la Chine
2003 : Hu Jintao Président de la République
2009 : la Chine possède plus de 2.000 milliards de dollars en cash
Jean-Yves Curtaud
LE CHRONIQUEUR
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